A l'ombre de la rue Viete

A peine la porte fermée je savais que j'avais changé de peau. J'étais maintenant mister Hyde et j'allais à la chasse, ou plutôt à la rencontre de mon être. J'emmenais mon chien, alibi qui me permettait de sortir. Je marchais dans le couloir calmement et tâchais de faire le vide dans ma tête. J'écoutais le bruit de mes pas sur les marches de bois, je me croyais au dix neuvième siècle. Ce soir, c'était l'occasion ou jamais. J'allais assister à la tombée de la nuit, à la naissance du crime, du moins l'espérais je.
Je traversais la cour et mon coeur se mit à battre plus vite : j'ouvris la porte et fus saisie par le froid. Je ne pus m'empêcher de sourire, ça allait être merveilleux.
Les trottoirs étaient recouverts d'une poudre blanche et l'eau du caniveau était gelée. Il n'y avait personne dans les rues.
Je m'engageais donc, ravie, sur le chemin habituel. Je regardais le ciel : la nuit tomberait dans dix minutes environ et dans dix minutes, je serai au meilleur endroit. Cette pensée me fit frémir.
Je rencontrais sur ma route quelques passants, au rythme rapide, couverts admirablement : longs manteaux et écharpes de laine, sans oublier les gants, bien entendu.
J'atteignis le premier lieu de merveille, passant devant la boîte aux lettres, je ralentis le pas et m'offrais le luxe d'un regard vers le parc : une magnifique perspective se dévoilait, offerte par la rue de Phalsbourg, sombre et parsemée de quelques voitures. Il n'y passait presque jamais personne et c'était bien pour cela que je l'empruntais si souvent. Mais ce soir, elle avait une autre dimension. J'apercevais le magnifique dôme du monument d'entrée du parc et je pensais à l'Acropole. Le monument était éclairé et l'on distinguait parfaitement ses piliers, la brume grignotait, s'abattait, recouvrait de son manteau léger le dôme majestueux.
Dommage que l'avenue fut à l'embouchure, d'un côté comme de l'autre, de cette rue de Phalsbourg, elle avortait tout désir de meurtre, toute possibilité d'appréhension d'un être quelconque.
Je continuais mon chemin, sachant que le meilleur m'attendait encore. Néanmoins cette vision merveilleuse m'accompagna encore quelques instants. C'était finalement très poétique. Personne n'aurait pu ne pas aimer ce paysage, qui aurait pu être si lugubre, s'il n'avait été si fascinant. Le silence imposait le respect de cette beauté naturelle.
Enfin j'atteignis la vue Viete. Une longue rue, sombre, éclairée simplement par les fenêtres des appartements. Etrange cette rue, pleine d'ombres et de silence. La brume s'élevait au dessus des immeubles. Je pensais aux landes d'Angleterre. On se serait cru dans les rues du vieux Londres, pleine d'un charme angoissant et de l'ambiance du meurtre. C'était maintenant l'apothéose, aucun autre lieu ne pouvait être aussi propice au meurtre les plus fous que j'avais imaginés.
J'avançais lentement dans cette rue, profitant au maximum de ce paysage et des pensées fantastiques qui me venaient, savourant le petit nuage provoqué par mon souffle, écoutant même jusqu'à ma respiration. J'attendais une silhouette, j'espérais que ce serait pour ce soir, mais rien ne venait et c'est profondément déçue que j'avançais maintenant dans l'avenue. La tristesse m'envahit et je songeais à faire un deuxième passage, mais je me résolus à continuer ma promenade : le charme était rompu.
C'était déjà presque fini et je mourais doucement, je hais les voitures de l'avenue, les conducteurs, les lumières et tout ce qui rappelait l'humanité et la vie.
Ce n'était pas encore ce soir que j'égorgerai quelqu'un. Un décor si magnifique, presqu'irréel : comment était il possible que je n'ai rencontré personne dans cette rue, pas même une ombre, pas même un bruit? Rien. Rien que la beauté écrasante de cette soirée. Je traversais la rue et remontais les marches. Comment survivre à une scène si magnifique dont l'élément essentiel manquait? Comment un pareil échec et une pareille frustration étaient elles possibles? Non, décidément, j'étais condamnée à ne jamais rencontrer la victime, au bon moment, au bon endroit.
Faudrait il donc toujours que le sort se joue de moi? La colère soudain remontait, il n'en était pas question! Et l'espoir m'assaillit, demain, sûrement, ce serait mon heure, l'heure de gloire comme celle que connut Jack l'Eventreur.
L'heure ou enfin je tomberai, en silence et seule, ayant abattu d'une main aussi sûre que possible et avec la rage du désespoir, le fantôme qui me ruine, qui me ronge et qui veut prendre ma place : quand j'aurai enfin plongé la lame de mon poignard dans cette ignoble vermine, quand j'aurai atteint le coeur du monstre et que la Vengeance sera réduite à néant, alors je pourrai me relever, laisser les armes et marcher en paix, savourer toute la beauté d'un tel paysage sans me poser des questions, sans avoir peur, libre comme le vent...
Ce n'est que seule, dans le silence et la nuit, sur ce chemin connu et en sécurité que je pourrai me débarrasser du poids de la Vengeance, l'anéantir dans la confiance totale et laisser sa dépouille, à l'ombre de la rue Viete; et c'est là la meilleure occasion que j'avais laissé partir, aveuglée par le décor et l'ambiance merveilleuse de cette soirée, j'avais oublié de sortir mon arme, ma colère et j'ai raté le monstre, je n'ai pas abattu ma vengeance. Elle qui m'a empêchée de savourer librement la beauté de ce soir d'hiver, elle qui fait revenir les pensées du doute. Comment ai je pu oublier de l'abattre et pourquoi ne l'ai je pas abandonnée, à l'ombre de la rue Viete?
22.02.1991